Ces lointains souvenirs mathématiques nous revinrent par bouffées lorsqu’un homme se présenta un jour dans notre échoppe.
— Je viens de Nuremberg. On m’a parlé des deux frères Colomb. Vous êtes les frères Colomb ? J’ai besoin de vos connaissances.
Christophe considéra le nouveau venu avec stupéfaction :
— Qui es-tu pour ne ressembler à aucun autre cartographe ?
— Je me nomme Martin Behaïm, cosmographe de mon état.
— Behaïm, Behaïm…
Christophe avait pour les noms, surtout lorsqu’ils désignaient des lieux, une gourmandise d’enfant. Il les tournait et les retournait dans sa bouche comme une friandise.
— Behaïm veut dire Bohême, n’est-ce pas ? C’est de là que tu viens, comme nous de Gênes ?
— Sans doute, répondit notre invité. La Bohême appartient à notre légende familiale. Même si on vient toujours de plus loin qu’on ne croit venir. J’habite Nuremberg. Regiomontanus, dont le vrai nom est Johannes Muller, m’y a enseigné l’algèbre et la géométrie. Connaissez-vous De triangulis omnimodus ?
Christophe haussa les épaules en homme qui n’a pas de temps à perdre avec les élucubrations allemandes.
Alors ce Behaïm déclara qu’on avait tort de dédaigner les triangles. Une fois apprivoisés, ils devenaient des outils de mesure incomparables.
Nous prîmes un air hautain et lui assurâmes que nul mieux que nous n’était averti de la puissance de ces figures. Maintenant, s’il voulait bien préciser au plus vite le motif de sa venue, nous lui en saurions gré : nous avions à faire. Behaïm présenta ses excuses pour le dérangement qu’il causait. Était venue jusqu’à lui la réputation de mon frère en matière de navigation. Comme il avait pour ambition de produire, un jour, le globe terrestre le plus complet possible, incluant tout le savoir accumulé par les hommes, l’apport d’un marin tel que Christophe serait pour lui sans prix. En échange, il proposait de fournir les mathématiques et la cosmographie les plus utiles à la conduite d’un bateau en pleine mer, lorsque aucune côte n’est plus visible et que les étoiles sont devenues le seul recours.
Christophe grommela qu’il avait beau n’être pas allemand, la lecture du ciel ne lui était pas totalement inconnue, comme le prouvait sa présence ici, à Lisbonne, au lieu d’être encore quelque part à tourner, perdu, au milieu de l’océan. Par ailleurs, cette idée de globe lui semblait farfelue.
Une riche discussion s’ensuivit, que je demande à ma pauvre tête de rapporter fidèlement.
— Un globe ? Quelle étrange idée ! Rien n’est plus malcommode qu’une boule en mer. Une fois, j’avais fait la folie d’en embarquer une : j’avais beau la caler, elle n’a cessé de rouler d’un bord sur l’autre.
— La connaissance de notre Terre n’est pas réservée aux marins.
Cette remarque de simple bon sens, prononcée de la même voix douce qu’il employait pour émettre tous les mots, stupéfia Christophe. Il fixa Martin bouche bée, comme s’il le croyait devenu fou. L’esprit de Christophe ne pouvait concevoir le voyage sans la navigation. Dans sa tête, la route de la Soie était parcourue par des sortes de capitaines. Les chameaux étaient des barques et Marco Polo lui-même avait vogué et non marché, de Venise à la cour du Grand Khan.
Martin se taisait. Il laissait à mon frère tout le temps nécessaire pour se faire à cette invraisemblable idée selon laquelle les marins n’étaient pas les seuls humains capables d’intelligence.
Au bout d’un long moment, Christophe hocha la tête. Une fois, puis deux :
— Bon. Admettons. Et alors ?
Notre Bohémien laissa encore passer des minutes avant de porter une nouvelle attaque :
— Toutes les cartes sont plates. Donc toutes les cartes sont fausses puisque la Terre est ronde.
À ma surprise, mon frère acquiesça sans broncher.
— Je le sais bien. Mais quelle taille aura ton globe ?
Martin écarta les bras.
— Et tu crois que dans ce petit espace tu feras tenir tout ce qu’on sait de la planète ?
— Au moins j’en donnerai l’image exacte.
Christophe réfléchit :
— Au fond, les cartes sont fausses mais utiles. Les globes sont vrais mais inutilisables.
Ils n’arrêtèrent plus de parler. Selon toute probabilité, ils passèrent la nuit en paroles, même si je ne peux l’assurer : n’ayant pas la résistance de mon frère au sommeil, je m’endormis. Au matin, ce Martin Behaïm, ou Bohême, et Christophe continuaient de débattre.
Je me permis de les interrompre en indiquant que quelques obligations, essentielles à notre survie matérielle, nous attendaient.
Behaïm se confondit en nouvelles excuses que mon frère refusa, assurant qu’il venait de passer des moments rares. Il souhaitait qu’ils se renouvelassent au plus tôt, et pourquoi pas le soir même.
Et comme nous marchions d’un pas rapide vers notre travail, je l’entendis remercier Dieu de lui avoir envoyé cette occasion d’échanges.
— Ne m’avais-tu pas dit, Bartolomé, que cet Alexandrin, Ératosthène, avait mesuré la taille de la Terre en dessinant des triangles ?
C’est ainsi qu’Alexandrie – et les triangles – revinrent en force dans la famille Colomb.
*
* *
Souvent, pour que nous nous délassions entre deux leçons, Behaïm nous racontait la vie de son maître, l’inépuisable Regiomontanus.
Il était né dans un village près de Königsberg, nom qui veut dire « la Montagne du Roi » en langue allemande. Ainsi s’éclaircissait l’origine de son nom latin. C’est après avoir appris l’astronomie et construit des astrolabes, enseigné l’optique et traduit deux livres de Ptolémée, qu’il s’était pris d’un amour peut-être excessif pour les triangles.
Le dimanche, pour s’apaiser la tête, il construisait des automates. Son chef-d’œuvre était un aigle de bois : allez le voir au sommet de l’église Sainte Elisabeth. Il quitte son nid lorsqu’une personne importante se présente. Ainsi fera-t-il à votre arrivée. Il avancera vers vous en battant des ailes.
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* *
Il était une fois les vents, racontait Christophe.
Aujourd’hui, je veux t’expliquer la projection, répondait Martin.
Il était une fois les courants, enchaînait Christophe le jour suivant.
As-tu bien compris la question du Nord magnétique ? interrogeait Martin.
Tranquille dans son coin, le petit Diego dessinait, souvent des dragons.
Quand, tard dans la nuit, Martin prenait congé de nous, il nous remerciait de ces échanges par de profondes courbures d’échine, et il m’incluait clans sa gratitude alors que ma contribution s’était résumée à écouter. J’étais si heureux de n’être pas tenu pour quantité négligeable, contrairement aux habitudes de nos visiteurs, que je ne remarquai pas tout de suite son infirmité : cet homme ne souriait jamais. Son visage demeurait figé dans la gravité, comme s’il lui était interdit, par on ne sait quelle instance supérieure et jalouse, de manifester le moindre contentement.
*
* *
Six mois après le trépas de Christophe, à la fin de ce sinistre été où je courais de ville en ville, n’en trouvant jamais d’assez chaude pour qu’y fondît la glace que j’avais dans le cœur, une missive finit par me rattraper. Elle venait de Nuremberg. Je l’ouvris le cœur battant comme si elle arrivait d’un pays où mon frère était encore vivant. Je n’avais pas tout à fait tort. Martin me présentait ses condoléances et me rappelait notre jeunesse, lorsque Christophe et lui s’étaient divisé le monde.
Votre frère a choisi la meilleure part : l’inconnu. Le connu, je le sais d’expérience, ne mérite pas qu’on y sacrifie sa vie, et d’autant moins qu’il est toujours débordé par l’inconnu. La même année, tandis que votre frère découvrait, je me contentais de reproduire.
Lors de mon séjour à Lisbonne, vous me demandiez sans cesse pourquoi j’ignorais le sourire. Aujourd’hui, je vous apporte la réponse, que je n’ai avouée à personne : vérifier les choses n’apporte aucune gaieté.
Je devrais porter à votre frère la plus farouche et durable des haines. Maudite année 1492 ! Son voyage de Découverte n’a-t-il pas rendu faux mon globe au moment même où je l’achevais ? Je me glorifiais de présenter l’entièreté de notre planète au moment où il prouvait l’existence de nouvelles terres. Ma rage fut grande. Elle est la pire chez les savants car elle ronge l’intérieur, faute de s’exprimer en coups ou en rixes. Je me murai. Je fus soudain frappé d’un mal étrange : j’étais devenu sourd à tous les bruits, rumeurs et récits qui concernaient l’Ouest. J’ai recouvré un peu de paix en repensant à nos deux femmes, la sienne, Filipa, la mienne, Martha. Il m’est apparu que nous les avions choisies semblables : filles d’une île, l’une de Porto Santo, la sienne, l’autre des Açores, la mienne. Les femmes sont des avant-gardes, déjà des bateaux, l’amour qu’on en reçoit est un voyage. On y essuie des tempêtes. On y respire des senteurs rares. On s’y promène parmi des plantes inconnues.
C’est peut-être ce jour-là, en pensant à ces îles et à nos femmes de pareille origine, que j’ai rompu la malédiction qui vous avait tant frappé : un instant, j’ai souri.
Ces deux femmes sont mortes, c’est-à-dire immobiles dans la terre, de même que votre frère, pourtant le plus remuant des humains. Et moi je m’entraîne à pourrir ici à Nuremberg, l’endroit d’Europe que j’ai trouvé le plus éloigné de la mer. Notre vie est passée. Le meilleur en fut notre amitié de Lisbonne. Chacun y cultivait son rêve et prêtait juste assez attention au rêve de l’autre pour trouver matière à faire grandir le sien. Aucun homme passionné ne se passionne pour une passion qui n’est pas la sienne. Cette indifférence, constitutive de notre nature, nous l’avons réduite alors autant qu’il est possible.
Il concluait par deux phrases qui manquaient leur cible :
Cher Bartolomé, ne prenez pas votre tristesse de survivant pour la sienne. Tel que je l’ai connu, je sais que son avancée vers la mort fut sa dernière et plus forte curiosité.
Je ne lui répondis jamais. À un homme tel que Martin Behaïm-Bohême, on doit la vérité. J’aurais été obligé de lui raconter les ultimes terreurs de Christophe, ses effrois, ses délires, ses crises d’angoisse dans la nuit. Aucune semblance d’aucune sorte avec la fièvre, l’exultation du navigateur pressé d’aborder des territoires inconnus.